dimanche 18 mars 2012

Quelle action contre les suicides au travail ?


L'actualité des derniers jours attire notre attention sur le suicide au travail. Après France Télécom l'an dernier, plusieurs exemples ont été cités par la presse dans les deux dernières semaines : CPAM à Béziers, Gefco, la police nationale à Paris, un directeur général d'une usine de traitement de déchets, et le plus médiatisé : la Poste. Les histoires se suivent, et ne se ressemblent pas : cadence infernale ou mise au placard, infantilisation ou désintérêt de la hiérarchie, peur du déshonneur ou désespoir de voir la situation s'améliorer. 
Comment comprendre ces actes ? Et comment agir dans notre environnement de travail pour les éviter ?

Le suicide n'est pas une issue acceptable pour un chrétien
Tu ne tueras point
Pas besoin d'aller plus loin qu'Exode 20,13 pour comprendre. "Tu ne tueras point." Donc on ne doit pas se suicider non plus. Un peu sec comme première approche, mais le sujet du suicide est assez "fondamental" et demande de revenir aux bases de notre foi.
On pourrait se demander pourquoi Jésus a accepté de donner sa vie, et si c'est bien conforme à ce commandement. La réponse est dans l'acte mortel. Ce n'est pas lui qui choisit : ce sont des hommes qui vont le juger et le condamner. Tenté au Jardin des Oliviers de reprendre les rênes de sa vie ("Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe !" Luc 22,42), il se reprend tout de suite : "Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse !". C'est ainsi que le chrétien doit présenter sa vie au Père : seul Lui peut disposer de notre vie et choisir du moment qui sera pour nous la fin de notre chemin sur Terre.
"Certes, la vie du corps dans sa condition terrestre n'est pas un absolu pour le croyant: il peut lui être demandé de l'abandonner pour un bien supérieur; [...] Toutefois, personne ne peut choisir arbitrairement de vivre ou de mourir; ce choix, en effet, seul le Créateur en est le maître absolu, lui en qui nous avons la vie, le mouvement et l'être" (encyclique Evangelium vitae)

un échec dans la recherche d'une pleine humanité
Le suicide est un échec dans le cheminement de l'homme sur Terre pour atteindre sa pleine humanité. L'homme se sent appelé à une vie supérieure, et l'expérience de ses multiples limites vient s'entrechoquer avec cette aspiration. (cf Redemptor hominis, 94) Cette recherche d'une vie supérieure, lorsqu'elle ne passe que par la technique, n'abreuve pas l'homme. Le développement rapide des technologies depuis le XX° siècle est un signe de la grandeur de l'homme et de sa capacité de création. Mais seul, il ne grandit pas l'homme :
"Le développement de la technique, [exige] un développement proportionnel de la vie morale et de l'éthique.  [...] Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l'homme à [l'esclavage. Ce problème est celui du] sens des diverses initiatives de la vie quotidienne, et en même temps, des points de départ de nombreux programmes de civilisation, programmes politiques, économiques, sociaux, étatiques et beaucoup d'autres." (Redemptor hominis, 98, 102)

Un échec dans la compréhension du rôle qui est assigné à tout homme
C'est en effet bien là qu'est le rôle du chrétien : construire un monde qui élève l'homme vers Dieu, ce qui doit passer par l'élaboration de structures, d'organisations, qui ont pour objet, chacune en ce qui la concerne, de contribuer au bien commun. L'homme qui choisit de mettre fin à sa vie choisit de ne pas répondre à cet appel. Il abandonne son devoir envers son prochain, "jette l'éponge" et décide lui-même, de manière autonome, de ne pas donner suite à la mission que Dieu lui a confiée :
"On s'appuie sur le principe de l'autodétermination et l'on arrive également à exalter le suicide et l'euthanasie comme des formes paradoxales d'affirmation et à la fois de destruction de son moi. [ Le suicide] est un acte gravement immoral, parce qu'il comporte le refus de l'amour envers soi-même et le renoncement aux devoirs de justice et de charité envers le prochain, envers les différentes communautés dont on fait partie et envers la société dans son ensemble. En son principe le plus profond, il constitue un refus de la souveraineté absolue de Dieu sur la vie et sur la mort" (Discours du pape à l'assemblée plénière de l'académie pontificale pour la vie, février 1999)
L'abbé Pierre avait parfaitement compris ça. A un homme, Georges, qui lui disait vouloir se suicider, l'abbé Pierre répond : " «Tu veux mourir, il n’y a rien qui t’embarrasse. Avant de te tuer, viens me donner un coup de main, après tu feras ce que tu voudras. » Et tout est changé pour lui. Il n’est plus de trop, il est nécessaire. (…) D’habitude, on donne au malheureux. Là, on lui dit : « Tu es malheureux ? Donne-moi. »" (Dieu et les Hommes, Abbé Pierre et Bernard Kouchner). Georges est devenu le premier compagnon d'Emmaüs. 
Bien sûr, derrière ce discours sur la faute du suicide, l'Eglise n'oublie pas la douleur réelle des hommes et femmes qui sont dans la tourmente. Mais cette douleur ne peut justifier de s'ôter le cadeau de la vie qui est, même dans la difficulté, bonne. En plus d'une faute, le suicide est une erreur : "La vie est toujours un bien. C'est là une intuition et même une donnée d'expérience dont l'homme est appelé à saisir la raison profonde." (Evangelium Vitae, 34). 
Néanmoins, "On ne doit pas désespérer du salut éternel des personnes qui se sont donné la mort. Dieu peut leur ménager par les voies que lui seul connaît, l’occasion d’une salutaire repentance. L’Église prie pour les personnes qui ont attenté à leur vie." (catéchisme de l'Eglise Catholique, 2283)


(dessin sur le recrutement pour un centre suicide-écoute)




Quel projet de l'Eglise pour le travail ? 
"Par le travail, non seulement l'homme transforme la nature en l'adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, «il devient plus homme»." (laborem exercens). Du coup, quand le travail ne remplit pas ce rôle de "rendre plus homme", on comprend que l'individu puisse échouer à devenir homme et comprendre le rôle qui lui a été assigné.
La doctrine sociale de l'Eglise repose sur cinq principes. Il me semble intéressant de les présenter ici, ainsi que leur signification dans le monde du travail, la manière dont ils répondent à l'objectif de rendre plus homme, et les signes de leur absence souvent mentionnés dans des lettres d'adieux de suicidés.

Le Bien Commun
   L'activité humaine a pour objectif de rechercher le bien commun. En deux mots, je serais tenté de dire que chercher le bien commun, c'est suivre l'intérêt général en ayant en plus à coeur d'élever son prochain vers Dieu.
   Le chef doit comprendre que l'objectif premier de son organisation est de tendre vers le bien commun (même pour une boîte privée). Il doit se forger une compréhension de cet objectif(#338 du compendium de la doctrine sociale de l'Eglise.) Les changements de cap fréquents, les actions sans intérêt, les incohérences dans le discours sont des signes d'une mauvaise appropriation du bien commun par le manager.
   Une fois qu'il a lui-même compris, le chef doit faire comprendre à son équipe en quoi et comment son organisation poursuit le bien commun. (#339 du compendium). La perte de repères, ou la remise en cause de valeurs profondes par les méthodes de management sont des signes d'une mauvaise mise en oeuvre du bien commun. "[Le travailleur a le droit] que soit sauvegardée sa personnalité sur le lieu de travail, sans être violenté en aucune manière dans sa conscience ou dans sa dignité" (#301 du compendium)

La Destination Universelle des Biens (DUB)
   Les richesses mises à notre disposition sur Terre, et notamment dans le monde du travail, n'ont pas pour finalité d'être des "propriétés personnelles", mais sont des biens à administrer en vue du bien commun. 
   Les richesses doivent ainsi être rendues accessibles aux pauvres (on parle d'option préférentielle pour les pauvres), qui doivent pouvoir profiter du progrès (pour ceux qui n'ont pas d'argent), du droit à un emploi (pour ceux qui sont peu performants), etc. Les objectifs intenables, lorsqu'ils sont assortis de "punitions", sont une forme de règle d'écartement des "pauvres en efficacité". 
   L'organisation doit fournir à son équipe des biens à administrer à la hauteur de ce qu'elle peut administrer. L'insuffisance de moyens parfois constatée dans le monde du travail est signe d'une mauvaise gestion des biens.

La Subsidiarité
   Tout sujet doit être traité par le niveau le plus bas (hiérarchiquement parlant) capable de le traiter. L'Europe doit laisser les états s'occuper de ce qu'ils peuvent gérer seuls. Le chef doit laisser les personnes de son équipe gérer les problèmes qu'ils sont capables de gérer sans faire d'interventionnisme.
   L'ajout de nombreuses strates hiérarchiques empêche souvent les délégations de descendre jusqu'aux plus bas niveau, et donc les personnes qui sont en bas de la hiérarchie d'exécuter de manière autonome les tâches sur lesquelles elles sont compétentes, en les infantilisant. 
   A l'inverse, le chef, par subsidiarité, doit pouvoir traiter des sujets qui ne sont pas traitables à un niveau inférieur. Le déni de responsabilité de la part de managers sur certains sujets est un défaut de compréhension du principe de subsidiarité

La Participation
   Tout homme doit pouvoir participer au bien commun dans la mesure de ses capacités.
   Chacun doit pouvoir avoir un travail. Les volontés de la hiérarchie de se séparer d'une personne, lorsque ce n'est pas justifié par un impératif de fonctionnement, par exemple économique, sont des refus de permettre la participation.
   Au travail, chacun doit avoir un rôle qui correspond à ses compétences. Le phénomène de "placardisation" est un phénomène particulièrement grave et dégradant, comme l'est celui, certes moins dirigé contre une personne individuelle, de sous-emploi.

La Solidarité
   L'égalité de tous en dignité et en droit nous incite à une certaine solidarité pour donner à chacun des conditions de vie et de travail dignes.
   L'organisation doit encourager les formes de solidarité entre travailleurs. Une mise en concurrence des salariés trop intense, des méthodes de gestion divisant les équipes, ou un mode de rémunération indexé trop fortement sur les performances individuelles et pas du tout sur la performance collectives sont des signes d'un effort à faire dans l'application de ce principe.
   L'existence de syndicats et d'initiatives de la part du personnel pour créer de la solidarité doivent être encouragées. (#301 et 309 du compendium)

La voie de la Charité
    "Par-dessus tout cela, qu'il y ait l'amour : c'est lui qui fait l'unité dans la perfection." Col 3,14
    L'unité des principes se noue dans la charité. C'est là le coeur de la compréhension chrétienne du monde. On a certainement un peu plus de mal à concevoir l'amour au travail, mais allons-y franchement. Nous devons aimer nos chefs. Et nos subordonnés. Et nos collègues. C'est-à-dire espérer leur réussite, leur équilibre vie professionnelle/vie privée, leur élévation vers Dieu...
   Les réflexions acerbes, l'animosité, les pressions, a fortiori les harcèlements, mais encore la non-écoute de la part de la hiérarchie, sont des signes de la difficulté de sentir la charité dans le monde du travail. La pression ou le désespoir de voir la situation s'améliorer vient souvent de la difficulté à pardonner dans le contexte du travail. La charité pardonne tout.
   C'est sans doute le premier chantier à mettre en oeuvre pour nous chrétiens au travail. 

*  *  *

Les suicides qui nous sont montrés par l'actualité témoignent d'un travail à continuer pour humaniser nos entreprises et nos administrations. Les cinq principes de la DSE sont un bon prisme de lecture pour aiguiser notre vision chrétienne sur les organisations dans lesquelles nous sommes. Mais par dessus tout-ça, qu'il y ait l'amour.

L'Eglise et les chrétiens derrière elle a "le devoir d'illuminer le visage de l'homme avec toute la lumière de sa doctrine, avec la lumière de la raison et de la foi". Soyons aujourd'hui comptables de la vie de nos frères. "Caïn, qu'as-tu fait de ton frère ?". Pas besoin d'un suicide pour se poser cette question. Que puis-je faire pour humaniser mon cadre de travail ? Qu'ai-je fait pour rendre "plus homme" mon chef/mon collègue/mon subordonné récemment ? Qu'ai-je fait de mon frère ? (si la réponse est "je ne sais pas", vous pouvez commencer, même s'il n'est pas catho, à le faire réfléchir sur l'un des cinq principes qu'il néglige)
"Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant Yahvé ton Dieu, écoutant sa voix, t'attachant à lui ; car là est la vie." Deut, 30, 19-20

2 commentaires:

  1. Désolé, je ne trouve pas comment te contacter en "privé". En principe, tu devrais pouvoir effacer ce commentaire.
    Même si je ne suis pas toujours exemplaire en la matière, dans le 2e paragraphe, après "jardin des oliviers", j'écrirais "rênes", plutôt que rennes.

    Le reste de l'article est très bien !

    Cordialement,

    Paul

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  2. Merci, c'est corrigé !
    L'adresse mail pour me joindre directement est bonnouvelles@gmail.com

    Thomas

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