samedi 24 mars 2012

Faut-il payer la taxe carbone ?


Plusieurs gouvernements étrangers (Etats-Unis, Russie, Chine, Inde) ont annoncé leur décision d'interdire à leurs compagnies aériennes de s'acquitter de la taxe carbone : une taxe qui s'applique à toutes les compagnies opérant sur le territoire européen, et qui leur impose de payer 15% de leurs émissions de gaz à effet de serre, soit 32 millions de tonnes. Après une chute vertigineuse l'année passée, la tonne de CO2 est passée de 15 euros à 7 euros, cela ferait donc une taxe d'un niveau total de 200 millions d'euros. A titre de comparaison, le chiffre d'affaire d'Air France seul est de 23 milliards d'euros.
Que penser, donc, de ces pays qui interdisent à leur compagnies aériennes de payer cette taxe ?


Les lois humaines doivent être respectées
Nous l'avons vu, le Christ nous demande de respecter le droit positif (celui qui est en vigueur à un moment donné) et notamment de payer les impôts imposés par le gouvernement (« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » Mt 22,21). La seule limite à cette obligation est le devoir de résistance si le droit positif est contraire au droit naturel (les droits qui proviennent de la nature même de l'homme). Les deux seules questions qui se posent sont donc :
  • Cette taxe est-elle légale ?
      Cette taxe se rapproche dans le principe du système déjà appliqué aux industries européennes, et doit donc avoir les mêmes fondements réglementaires non remis en cause à ce jour. Les compagnies aériennes qui sont contre cette loi n'utilisent qu'un argument économique pour la rejeter. De même, les autres pays s'opposent à cette taxe, mais ne semblent pas remettre en cause sa légalité, par exemple au regard d'engagements internationaux qui auraient une valeur réglementaire plus forte que cette taxe et y seraient contraires. On peut donc penser que cette réglementation est conforme au droit positif.
  • Est-elle contraire au droit naturel ?
      Pas de remise en cause de la dignité de l'homme dans le fait de faire contribuer le secteur du transport aérien aux efforts contre le réchauffement climatique. On peut donc penser que cette loi n'est pas contraire au droit naturel.

Il faut donc s'acquitter de cette taxe. Les compagnies ou pays étrangers qui annoncent qu'ils résisteront à l'entrée en vigueur de cette taxe sont en faute et commettent une injustice vis-à-vis de l'Europe en remettant en cause sa souveraineté dans le domaine.


La mise en place de cette taxe est-elle conforme au bien commun ?
Nous n'avons pas encore répondu à cette question. On peut ne pas être contraire au droit naturel, mais pourtant se tromper dans la recherche du bien commun !
Le compendium de la doctrine sociale de l'Eglise nous offre une vision moderne et intelligente de l'exigence de la protection de l'environnement :
« Le Magistère souligne la responsabilité qui incombe à l'homme de préserver un environnement intègre et sain pour tous » (#465 du compendium) Cette responsabilité s'exerce vis-à-vis de toute l'humanité actuelle, mais également vis-à-vis des générations futures (cf #467)

La protection de l'atmosphère est un sujet particulier, puisque les pollutions traversent les frontières. C'est donc un sujet complexe qui doit être abordé en suivant le principe de solidarité difficile à mettre en place dans un contexte international d'intérêts divergents : «  Chaque Etat, dans son propre territoire, a le devoir de prévenir la dégradation de l'atmosphère et de la biosphère. […] Le contenu juridique du droit à un environnement naturel, sain et sûr sera le fruit d'une élaboration graduelle, sollicitée par la préoccupation de l'opinion publique de discipliner l'usage des biens de la création selon les exigences du bien commun, dans une commune volonté d'introduire des sanctions pour ceux qui polluent » (#468). Dans les mots « élaboration graduelle », j'entends que cette élaboration sera chancelante et incertaine au début et qu'il faut accepter que cette élaboration pose des questions concrètes de mise en œuvre difficiles à résoudre nécessitant des arbitrages non consensuels.
Le mot de « sanction » ne doit pas être compris de manière trop exacerbée. Notre droit le retranscrit dans le principe du « pollueur-payeur », qui ne trahit pas forcément une « faute » du pollueur (les process industriels, comme le fonctionnement d'un avion ou d'une voiture génèrent nécessairement des émissions de CO2), mais une responsabilité de « payer » la « consommation de Nature ».
« Toute activité économique qui se prévaut des ressources naturelles doit aussi se soucier de la sauvegarde de l'environnement et en prévoir les coûts, lesquels sont à considérer comme élément essentiel du coût de l'activité économique. […] Le climat est un bien qu'il faut protéger et il faut dans leurs comportements, les consommateurs et les agents d'activités industrielles développent un plus grand sens de responsabilité » (#470)

La taxe carbone pour le secteur aérien est donc une bonne initiative pour commencer « l'élaboration graduelle » du contenu juridique responsabilisant les consommateurs et les agents d'activités qui génèrent des pollutions. Elle participe en cela à la recherche du bien commun.
Le reproche fait par la Chine à cette taxe est le fait que cette taxe « régionale » ne soit pas une décision consensuelle de niveau international alors que des instances de réflexion internationale existent pour partager sur le secteur aérien (Organisation Internationale de l'Aviation Civile, qui dépend des Nations Unies). Sans constituer une infraction au droit naturel, cette « régionalisation » est pointée par l'Eglise comme un problème à éviter car rendant moins efficace l'action des Etats : « Il est important que la Communauté internationale élabore des règles uniformes, afin que cette réglementation permette aux Etats de contrôler avec davantage d'efficacité les diverses activités qui déterminent des effets négatifs sur l'environnement » (#468)
On peut donc regretter que cette taxe carbone n'ait pas fait l'objet d'un consensus entre pays par exemple dans le cadre de l'OIAC. Cette organisation semble demander que lefruit d'une taxe sur les pollutions aériennes soit reversée ausecteur aérien pour favoriser la recherche pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, ce qui est un début de responsabilisation, mais qui reste clairement insuffisant comme application du principe de « paiement de la consommation de Nature » vu que les payeurs récupéreraient leur argent...

*   *   *


Bravo donc à l'Europe qui a répondu avec grande rapidité (24h) aux menaces de la Chine en refusant de retirer cette taxe. Les difficultés à faire émerger des accords internationaux comme nous l'avons constaté lors des conférences de Copenhague et de Cancun sont un sujet grave. Prions pour que le « balbutiement » que constitue cette taxe régionale soit une incitation pour les autres pays à nous rejoindre, et soit pour l'Europe une force de négociation au sein de l'OIAC à qui l'Europe doit peut-être accepter à termes de donner par subsidiarité une partie de sa souveraineté.
Pour nous, chrétiens, notre action peut commencer par cocher la case « compenser mon empreinte carbone » lorsque notre agence de voyage nous le propose, ou à défaut de le faire en allant sur le site d'une association permettant de compenser nos empreintes carbones (réduction d'impôts de 66% de votre don possible). Ces dons, personnels, seront un signe pour les hommes politiques de la prise de conscience environnementale des clients, et faciliteront les décisions politiques à venir.

dimanche 18 mars 2012

Quelle action contre les suicides au travail ?


L'actualité des derniers jours attire notre attention sur le suicide au travail. Après France Télécom l'an dernier, plusieurs exemples ont été cités par la presse dans les deux dernières semaines : CPAM à Béziers, Gefco, la police nationale à Paris, un directeur général d'une usine de traitement de déchets, et le plus médiatisé : la Poste. Les histoires se suivent, et ne se ressemblent pas : cadence infernale ou mise au placard, infantilisation ou désintérêt de la hiérarchie, peur du déshonneur ou désespoir de voir la situation s'améliorer. 
Comment comprendre ces actes ? Et comment agir dans notre environnement de travail pour les éviter ?

Le suicide n'est pas une issue acceptable pour un chrétien
Tu ne tueras point
Pas besoin d'aller plus loin qu'Exode 20,13 pour comprendre. "Tu ne tueras point." Donc on ne doit pas se suicider non plus. Un peu sec comme première approche, mais le sujet du suicide est assez "fondamental" et demande de revenir aux bases de notre foi.
On pourrait se demander pourquoi Jésus a accepté de donner sa vie, et si c'est bien conforme à ce commandement. La réponse est dans l'acte mortel. Ce n'est pas lui qui choisit : ce sont des hommes qui vont le juger et le condamner. Tenté au Jardin des Oliviers de reprendre les rênes de sa vie ("Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe !" Luc 22,42), il se reprend tout de suite : "Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse !". C'est ainsi que le chrétien doit présenter sa vie au Père : seul Lui peut disposer de notre vie et choisir du moment qui sera pour nous la fin de notre chemin sur Terre.
"Certes, la vie du corps dans sa condition terrestre n'est pas un absolu pour le croyant: il peut lui être demandé de l'abandonner pour un bien supérieur; [...] Toutefois, personne ne peut choisir arbitrairement de vivre ou de mourir; ce choix, en effet, seul le Créateur en est le maître absolu, lui en qui nous avons la vie, le mouvement et l'être" (encyclique Evangelium vitae)

un échec dans la recherche d'une pleine humanité
Le suicide est un échec dans le cheminement de l'homme sur Terre pour atteindre sa pleine humanité. L'homme se sent appelé à une vie supérieure, et l'expérience de ses multiples limites vient s'entrechoquer avec cette aspiration. (cf Redemptor hominis, 94) Cette recherche d'une vie supérieure, lorsqu'elle ne passe que par la technique, n'abreuve pas l'homme. Le développement rapide des technologies depuis le XX° siècle est un signe de la grandeur de l'homme et de sa capacité de création. Mais seul, il ne grandit pas l'homme :
"Le développement de la technique, [exige] un développement proportionnel de la vie morale et de l'éthique.  [...] Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l'homme à [l'esclavage. Ce problème est celui du] sens des diverses initiatives de la vie quotidienne, et en même temps, des points de départ de nombreux programmes de civilisation, programmes politiques, économiques, sociaux, étatiques et beaucoup d'autres." (Redemptor hominis, 98, 102)

Un échec dans la compréhension du rôle qui est assigné à tout homme
C'est en effet bien là qu'est le rôle du chrétien : construire un monde qui élève l'homme vers Dieu, ce qui doit passer par l'élaboration de structures, d'organisations, qui ont pour objet, chacune en ce qui la concerne, de contribuer au bien commun. L'homme qui choisit de mettre fin à sa vie choisit de ne pas répondre à cet appel. Il abandonne son devoir envers son prochain, "jette l'éponge" et décide lui-même, de manière autonome, de ne pas donner suite à la mission que Dieu lui a confiée :
"On s'appuie sur le principe de l'autodétermination et l'on arrive également à exalter le suicide et l'euthanasie comme des formes paradoxales d'affirmation et à la fois de destruction de son moi. [ Le suicide] est un acte gravement immoral, parce qu'il comporte le refus de l'amour envers soi-même et le renoncement aux devoirs de justice et de charité envers le prochain, envers les différentes communautés dont on fait partie et envers la société dans son ensemble. En son principe le plus profond, il constitue un refus de la souveraineté absolue de Dieu sur la vie et sur la mort" (Discours du pape à l'assemblée plénière de l'académie pontificale pour la vie, février 1999)
L'abbé Pierre avait parfaitement compris ça. A un homme, Georges, qui lui disait vouloir se suicider, l'abbé Pierre répond : " «Tu veux mourir, il n’y a rien qui t’embarrasse. Avant de te tuer, viens me donner un coup de main, après tu feras ce que tu voudras. » Et tout est changé pour lui. Il n’est plus de trop, il est nécessaire. (…) D’habitude, on donne au malheureux. Là, on lui dit : « Tu es malheureux ? Donne-moi. »" (Dieu et les Hommes, Abbé Pierre et Bernard Kouchner). Georges est devenu le premier compagnon d'Emmaüs. 
Bien sûr, derrière ce discours sur la faute du suicide, l'Eglise n'oublie pas la douleur réelle des hommes et femmes qui sont dans la tourmente. Mais cette douleur ne peut justifier de s'ôter le cadeau de la vie qui est, même dans la difficulté, bonne. En plus d'une faute, le suicide est une erreur : "La vie est toujours un bien. C'est là une intuition et même une donnée d'expérience dont l'homme est appelé à saisir la raison profonde." (Evangelium Vitae, 34). 
Néanmoins, "On ne doit pas désespérer du salut éternel des personnes qui se sont donné la mort. Dieu peut leur ménager par les voies que lui seul connaît, l’occasion d’une salutaire repentance. L’Église prie pour les personnes qui ont attenté à leur vie." (catéchisme de l'Eglise Catholique, 2283)


(dessin sur le recrutement pour un centre suicide-écoute)




Quel projet de l'Eglise pour le travail ? 
"Par le travail, non seulement l'homme transforme la nature en l'adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, «il devient plus homme»." (laborem exercens). Du coup, quand le travail ne remplit pas ce rôle de "rendre plus homme", on comprend que l'individu puisse échouer à devenir homme et comprendre le rôle qui lui a été assigné.
La doctrine sociale de l'Eglise repose sur cinq principes. Il me semble intéressant de les présenter ici, ainsi que leur signification dans le monde du travail, la manière dont ils répondent à l'objectif de rendre plus homme, et les signes de leur absence souvent mentionnés dans des lettres d'adieux de suicidés.

Le Bien Commun
   L'activité humaine a pour objectif de rechercher le bien commun. En deux mots, je serais tenté de dire que chercher le bien commun, c'est suivre l'intérêt général en ayant en plus à coeur d'élever son prochain vers Dieu.
   Le chef doit comprendre que l'objectif premier de son organisation est de tendre vers le bien commun (même pour une boîte privée). Il doit se forger une compréhension de cet objectif(#338 du compendium de la doctrine sociale de l'Eglise.) Les changements de cap fréquents, les actions sans intérêt, les incohérences dans le discours sont des signes d'une mauvaise appropriation du bien commun par le manager.
   Une fois qu'il a lui-même compris, le chef doit faire comprendre à son équipe en quoi et comment son organisation poursuit le bien commun. (#339 du compendium). La perte de repères, ou la remise en cause de valeurs profondes par les méthodes de management sont des signes d'une mauvaise mise en oeuvre du bien commun. "[Le travailleur a le droit] que soit sauvegardée sa personnalité sur le lieu de travail, sans être violenté en aucune manière dans sa conscience ou dans sa dignité" (#301 du compendium)

La Destination Universelle des Biens (DUB)
   Les richesses mises à notre disposition sur Terre, et notamment dans le monde du travail, n'ont pas pour finalité d'être des "propriétés personnelles", mais sont des biens à administrer en vue du bien commun. 
   Les richesses doivent ainsi être rendues accessibles aux pauvres (on parle d'option préférentielle pour les pauvres), qui doivent pouvoir profiter du progrès (pour ceux qui n'ont pas d'argent), du droit à un emploi (pour ceux qui sont peu performants), etc. Les objectifs intenables, lorsqu'ils sont assortis de "punitions", sont une forme de règle d'écartement des "pauvres en efficacité". 
   L'organisation doit fournir à son équipe des biens à administrer à la hauteur de ce qu'elle peut administrer. L'insuffisance de moyens parfois constatée dans le monde du travail est signe d'une mauvaise gestion des biens.

La Subsidiarité
   Tout sujet doit être traité par le niveau le plus bas (hiérarchiquement parlant) capable de le traiter. L'Europe doit laisser les états s'occuper de ce qu'ils peuvent gérer seuls. Le chef doit laisser les personnes de son équipe gérer les problèmes qu'ils sont capables de gérer sans faire d'interventionnisme.
   L'ajout de nombreuses strates hiérarchiques empêche souvent les délégations de descendre jusqu'aux plus bas niveau, et donc les personnes qui sont en bas de la hiérarchie d'exécuter de manière autonome les tâches sur lesquelles elles sont compétentes, en les infantilisant. 
   A l'inverse, le chef, par subsidiarité, doit pouvoir traiter des sujets qui ne sont pas traitables à un niveau inférieur. Le déni de responsabilité de la part de managers sur certains sujets est un défaut de compréhension du principe de subsidiarité

La Participation
   Tout homme doit pouvoir participer au bien commun dans la mesure de ses capacités.
   Chacun doit pouvoir avoir un travail. Les volontés de la hiérarchie de se séparer d'une personne, lorsque ce n'est pas justifié par un impératif de fonctionnement, par exemple économique, sont des refus de permettre la participation.
   Au travail, chacun doit avoir un rôle qui correspond à ses compétences. Le phénomène de "placardisation" est un phénomène particulièrement grave et dégradant, comme l'est celui, certes moins dirigé contre une personne individuelle, de sous-emploi.

La Solidarité
   L'égalité de tous en dignité et en droit nous incite à une certaine solidarité pour donner à chacun des conditions de vie et de travail dignes.
   L'organisation doit encourager les formes de solidarité entre travailleurs. Une mise en concurrence des salariés trop intense, des méthodes de gestion divisant les équipes, ou un mode de rémunération indexé trop fortement sur les performances individuelles et pas du tout sur la performance collectives sont des signes d'un effort à faire dans l'application de ce principe.
   L'existence de syndicats et d'initiatives de la part du personnel pour créer de la solidarité doivent être encouragées. (#301 et 309 du compendium)

La voie de la Charité
    "Par-dessus tout cela, qu'il y ait l'amour : c'est lui qui fait l'unité dans la perfection." Col 3,14
    L'unité des principes se noue dans la charité. C'est là le coeur de la compréhension chrétienne du monde. On a certainement un peu plus de mal à concevoir l'amour au travail, mais allons-y franchement. Nous devons aimer nos chefs. Et nos subordonnés. Et nos collègues. C'est-à-dire espérer leur réussite, leur équilibre vie professionnelle/vie privée, leur élévation vers Dieu...
   Les réflexions acerbes, l'animosité, les pressions, a fortiori les harcèlements, mais encore la non-écoute de la part de la hiérarchie, sont des signes de la difficulté de sentir la charité dans le monde du travail. La pression ou le désespoir de voir la situation s'améliorer vient souvent de la difficulté à pardonner dans le contexte du travail. La charité pardonne tout.
   C'est sans doute le premier chantier à mettre en oeuvre pour nous chrétiens au travail. 

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Les suicides qui nous sont montrés par l'actualité témoignent d'un travail à continuer pour humaniser nos entreprises et nos administrations. Les cinq principes de la DSE sont un bon prisme de lecture pour aiguiser notre vision chrétienne sur les organisations dans lesquelles nous sommes. Mais par dessus tout-ça, qu'il y ait l'amour.

L'Eglise et les chrétiens derrière elle a "le devoir d'illuminer le visage de l'homme avec toute la lumière de sa doctrine, avec la lumière de la raison et de la foi". Soyons aujourd'hui comptables de la vie de nos frères. "Caïn, qu'as-tu fait de ton frère ?". Pas besoin d'un suicide pour se poser cette question. Que puis-je faire pour humaniser mon cadre de travail ? Qu'ai-je fait pour rendre "plus homme" mon chef/mon collègue/mon subordonné récemment ? Qu'ai-je fait de mon frère ? (si la réponse est "je ne sais pas", vous pouvez commencer, même s'il n'est pas catho, à le faire réfléchir sur l'un des cinq principes qu'il néglige)
"Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant Yahvé ton Dieu, écoutant sa voix, t'attachant à lui ; car là est la vie." Deut, 30, 19-20

lundi 12 mars 2012

Faut-il réduire le salaire du président ?


L'un des faits de campagne de la semaine est l'apostrophe de Nicolas Sarkozy à François Hollande sur leurs deux salaires, de président de la république et de président du conseil général respectivement. François Hollande avait annoncé qu'il baissera de 30% le salaire du président de la république (19 331 € net) s'il est élu. Nicolas Sarkozy lui répond aujourd'hui qu'il peut commencer avec son salaire de président de conseil général (5400 € bruts) s'il le souhaite. Outre les attaques politiques qui ont motivé ces deux prises de positions (l'un pour signaler que son rival s'était octroyé une augmentation de 172%, l'autre pour signaler que le département dirigé par l'un est le plus endetté de France), on peut remarquer que l'un et l'autre semblent se poser des questions sur les niveaux de rémunération
Mais qu'est-ce qu'un salaire juste ?

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Un salaire à la mesure de l'homme
La parabole des ouvriers de la dernière heure (Matthieu 20, 1-16) nous ouvre les yeux sur le fait que la finalité première du salaire est l'homme, non le travail. L'échange entre le maître de la vigne et les ouvriers de la dernière heure est d'ailleurs évocateur : "Pourquoi restez-vous ici tout le jour sans travailler ? - C'est que personne ne nous a embauchés - Allez, vous aussi, à ma vigne." Ce ne sont pas les ouvriers qui sont montrés du doigt pour leur paresse, mais les "personnes qui ne les ont pas embauchés". A tel point que le maître de la vigne corrige cette erreur en les embauchant. La mesure du travail est d'abord l'homme, ensuite seulement vient leur réalisation. Pas étonnant alors que les ouvriers de la dernière heure reçoivent un salaire identique aux ouvriers du matin. Considérant que le travail a une priorité intrinsèque contre le capital, on comprend ainsi pourquoi dans le cadre d'une liquidation judiciaire, les salaires des employés sont prioritaires par rapport aux autres créanciers (superprivilège des salaires). Il serait certainement un peu hasardeux de conclure de la parabole des ouvriers de la dernière heure que les salaires doivent être égaux pour tous quel que soit le travail. Mais on peut en tout cas commencer par se dire qu'un salaire "ne doit pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête" (encyclique "de Rerum Novarum"). L'Eglise va plus loin : "On n'épargnera aucun effort en vue d'assurer aux pères de famille une rétribution suffisamment abondante pour faire face aux charges normales du ménage" (encyclique "Quadragesimo Anno").

Le salaire a pour "but" de permettre une subsistance aux familles. On peut d'ailleurs noter qu'il est faux de penser qu'un salaire sur lequel employeur et employé se sont mis d'accord en devient automatiquement juste. Des travailleurs en détresse peuvent être amenés, pour survivre, à accepter des conditions dégradées qui ne répondent pas aux objectifs qu'un salaire doit permettre d'assurer. Mais dans quelle mesure, et comment dimensionner les salaires ?
- En premier lieu, le salaire doit "assurer  l'homme des ressources qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel" (#302 compendium de la DSE). On n'a pas encore un chiffre en euros, mais quelques éléments sont précisés : Le matériel regroupe notamment logement, nourriture et habillement. Le culturel appelle un petit surplus que l'homme peut utiliser à des activités qui nourrissent l'esprit. Le social appelle un petit surplus que l'homme peut utiliser en vue d'une intégration avec les autres hommes. Enfin, l'aspect "spirituel" est essentiellement développé dans l'encyclique de Rerum Novarum comme le fait que les modalités de travail doivent permettre à l'ouvrier de se ménager du temps pour Dieu (comme les hébreux voulaient du temps au désert pour adorer Dieu, que Pharaon leur refusait) : pas de travail du dimanche, et un repos à la mesure des efforts consentis pour accomplir son travail.
- En deuxième lieu, le salaire doit permettre à l'ouvrier de se constituer "un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l'acquisition d'un modeste patrimoine". La propriété est de droit naturel (l'homme a besoin d'un terrain pour cultiver ce dont il a besoin et assurer une certaine sécurité à sa famille : "Ce salaire doit permettre la réalisation d'une épargne favorisant l'acquisition de telle ou telle forme de propriété, comme garantie de la liberté : le droit à la propriété est étroitement lié à l'existence des familles, qui se mettent à l'abri du besoin, grâce aussi à l'épargne et à la constitution d'une propriété familiale"). Aussi le salaire est-il l'outil qui rend possible cette propriété et doit la rendre envisageable même pour des ouvriers.
Aujourd'hui en France, il est difficile de dire que le SMIC permette d'assurer tous ces objectifs. Peut-être en province dans des lieux aux loyers peu élevés, et pour un célibataire sans enfants. Si l'on considère en revanche que la norme sociale est aujourd'hui d'avoir deux salaires dans un couple, on peut penser que le SMIC répond assez correctement à l'objectif, hormis probablement la ville de Paris.

Un salaire à la mesure du travail
Si le niveau "minimum" du salaire se trouve ainsi relativement bien défini, se pose toujours la question de la modulation du salaire. Et là, l'Eglise nous indique bien qu'il n'est pas question de viser une égalité salariale pour tous. "l'homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible l'élévation de tous au même niveau.
C'est la nature en effet qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différence d'intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires d'où naît spontanément l'inégalité des conditions. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant à assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives" (de Rerum Novarum). Certains facteurs de modulation sont d'ailleurs donnés par l'Eglise. Le niveau de salaire doit prendre compte "des fonctions et de la productivité de chacun, de la situation de l'entreprise et du bien commun".(#302 du compendium)
Mon décryptage de ces quatre éléments :
- les fonctions occupées : Elles peuvent présenter une certaine pénibilité physique, une certaine exposition aux risques professionnels et juridiques, ou à la pression, ou simplement un investissement en temps et en énergie plus grand. Ainsi, un salaire plus élevé pour un ouvrier posté par rapport à un collègue travaillant aux heures ouvrables est normal. Idem pour un manager dont l'exposition aux risques juridiques et à la pression est souvent plus importante que les membres de son équipe. "Les anciens qui dirigent bien l'Église méritent un double salaire, surtout ceux qui ont la lourde responsabilité de prêcher et d'enseigner." 1Tm 5 17
- la productivité : C'est là le principe de participation qui trouve à s'appliquer : "Nous estimons approprié de tempérer le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société. C'est ce que l'on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi, les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l'entreprise, à sa gestion ou aux profits qu'elle apporte". (Quadragesimo Anno)
- la situation de l'entreprise : La participation permet de faire bénéficier les ouvriers des bénéfices de l'entreprise. Mais pour sauvegarder une entreprise et l'emploi qu'elle génère, il peut être nécessaire en certains cas extrêmes que les travailleurs abandonnent une partie de leur rémunération pour passer une période difficile.
- le bien commun : A l'instar des gestionnaires de la parabole des talents déjà évoquée sur ce blog, si une entreprise confie à un manager de grands biens en vue de les faire fructifier, il est normal que la Société dans son ensemble, représentée par cette entreprise, confie une certaine quantité d'argent à ce gestionnaire qui, à titre privé, pourra, plus facilement qu'un autre, les faire fructifier en vue du bien commun. L'argument peut également être transformé pour traiter le cas d'un ouvrier qui accepte de donner de soi en accomplissant un travail plus pénible que les autres, et pourra peut-être plus facilement dans la Société faire preuve de charité. L'un des aspects du bien commun relatif à la répartition salariale est développé dans Quadragesimo Anno : il ne faut pas que les salaires, trop hauts, ne remettent en cause la capacité pour chacun d'avoir un travail. (il est connu qu'un SMIC trop haut est un frein à l'emploi. Mais pour les très hauts salaires, des exagérations spectaculaires détournent une partie de l'argent qui pourrait être utilisée dans l'entreprise pour maintenir ou développer des emplois)

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Revenons-en maintenant à nos hommes politiques et à leur salaire. Je suis relativement serein sur leur capacité à vivre une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel, ainsi qu'à pouvoir envisager d'acquérir une certaine forme de propriété. Il n'est donc pas nécessaire, en première lecture, d'augmenter leur salaire pour leur permettre de tendre vers leur dignité d'homme en plénitude. Faut-il alors les baisser ? Reprenons les 4 éléments :
- fonction occupées : En termes de quantité de travail, d'énergie dépensée, de niveau de pression, et même de risque juridique (après son mandat), le poste de président de la république est certainement l'un des postes les plus "difficiles" à tenir.
- productivité : Je ne vais pas développer le sujet du bilan du quinquennat de Nicolas Sarkozy, sujet probablement plus ou moins insoluble, mais on peut certainement reconnaître sans trop se mouiller que de nombreuses décisions ont été prises, et réformes menées, suite à son action.
- situation de l'entreprise : l'Etat Français est encore un "bon emprunteur" même s'il a perdu son triple A. 19000 euros ne remettent pas en cause la viabilité de l'Etat Français. Néanmoins, la situation des finances publiques est certainement préoccupante.
- bien commun : En comparaison avec certains salaires de footballeurs, ou même des patrons du CAC40, je suis surpris du "faible" niveau de la rémunération du président de la république. En effet, les patrons du CAC40 reçoivent 200.000 euros par mois en moyenne, soit 10 fois plus que le président de la république. Pour info, ils ont en gros les mêmes salaires que les 40 footballeurs les plus payés en France. Or la capacité du président à "gérer" des biens n'est probablement pas plus faible que celle des grands capitaines d'industrie, a fortiori de footballeurs. Henry Ford disait que le patron d'une entreprise ne devait pas recevoir plus de 40 fois le salaire de la personne la moins payée de l'entreprise. Le président de la république est à moins de 20 fois. Les patrons du CAC40 sont en moyenne à 200 fois. A ce niveau-là, on peut estimer que le salaire du président ne remet pas en cause l'emploi dans la fonction publique. Il permet au président (probablement plutôt à ses conseillers en investissement vu qu'il doit probablement avoir interdiction d'investir lui-même directement) d'investir dans des entreprises qui créent de l'emploi, ou dans des projets d'avenir qui génèrent également de l'emploi.

En conclusion, il me semble, comme le dit Nicolas Sarkozy, que cette polémique sur le salaire du président (ou du président de conseil général) n'a pas grand sens, et qu'il est plus judicieux d'aller chercher du côté des footballeurs. Ce qu'en l'occurrence, François Hollande a également fait.

dimanche 4 mars 2012

Quelle place pour les prisonniers ?


Une semaine après l'annonce d'un nouveau record historique de la population carcérale (65699 détenus le 1 février), on apprend que la décision de créer 24000 places de prison en plus d'ici 5 ans vient d'être prise. La décision permettra, nous dit-on, de réduire le nombre de peines non exécutées de 100.000 l'an dernier à 35.000 en 2017, ce chiffre ne concernant que les délits dans la mesure ou les peines pour crimes sont exécutées sans délai. Le coût de la création de ces 24000 places de prison est évalué à 3,57 milliards d'euros pour l'Etat.

A-t-on besoin de ces 24000 places de prison supplémentaires ?


  1. Pour la société

Le droit doit être respecté, en vue de Dieu
Le langage de l'Église sur le respect du droit est on ne peut plus clair : il faut respecter le droit du pays dans lequel on se trouve, tant qu'il n'est pas contraire au "droit naturel". Ce droit naturel est fondé sur la nature même de l'homme : liberté, propriété, sûreté, résistance à l'oppression (pour les révolutionnaires français). Sans ambiguïté et avec grande pédagogie, Saint Paul nous rappelle ce devoir qu'a chacun de respecter le droit, lui qui a pourtant subi une mise en prison injuste :
"Que chacun se soumette aux autorités en charge. car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu et celles qui existent sont constituées par Dieu. [...] Elle est un instrument de Dieu pour te conduire au bien. [...] Aussi doit-on se soumettre non seulement par crainte du châtiment, mais par motif de conscience". (Romains, 13, 1 et suite)

Le pouvoir temporel est un pouvoir qui organise et permet de faire grandir la cité et l'homme dans la cité. Il concourt donc aux objectifs de Dieu pour l'homme, et il faut s'y soumettre.

En cas de non respect, une sanction peut être nécessaire
A ces fins, et "Pour protéger le bien commun, l'autorité publique légitime a le droit et le devoir d'infliger des peines proportionnées à la gravité des délits" (#402 du compendium de la DSE) pour réprimer les comportements délictueux et remédier au désordre créé par ces comportement. Il est donc naturel que l'Etat dispose de la légitimité pour infliger des peines financières, mais aussi d'emprisonnement qui sont parfois un moyen nécessaire pour faire cesser les troubles.


Notons dès à présent que ce n'est pas pour "venger" une victime ou sa famille qu'on inflige une peine de prison à son agresseur. L'affliction de la victime peut être grande et doit faire l'objet d'une attention aimante, mais l'attention à l'égard des victimes doit s'exprimer vers elles (accompagnement psychologique, dédommagement éventuel) et non contre l'agresseur en l'excluant de la société dans le but de rendre coup contre coup.¹ La peine de prison se justifie donc uniquement par :
- la nécessité d'empêcher le fauteur de trouble de recommencer et de multiplier le nombre de victimes, ou
- le souhait de la société de "corriger" le contrevenant. De lui permettre de se corriger. De lui donner les moyens de sa sanctification pour qu'il apprenne à se sortir de ce qui le tire vers le mal.

La conséquence de ceci , c'est que les peines doivent être exécutées, et qu'il est donc anormal que des peines restent non réalisées. Ces peines ont été jugées justes par le législateur qui a proportionné la lourdeur de la peine à la gravité du délit et donc la difficulté qu'un coupable aura à sortir de ce qui le tire vers le mal. Elles ont également souvent été jugées justes par un jury de citoyen qui, même s'il n'est pas expert (ce qui pose de nombreuses difficultés), a tenté d'évaluer ce qui était nécessaire pour empêcher que le trouble ne se reproduise.

l'objectif premier des sanctions est la réintégration au sein de la communauté
L'esprit dans lequel la société doit aborder un jugement nous est dévoilé par Matthieu 18,15-20 :
"Si ton frère vient à pêcher, va le trouver et reprends-le, seul à seul. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il n'écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins. S'il refuse de les écouter, dis-le à la communauté. Et s'il refuse d'écouter même la communauté, qu'il soit pour toi comme le païen et le publicain".

Parfois, en fonction de la gravité de l'acte et du danger immédiat que représente le contrevenant pour la société, il faut sauter quelques étapes et l'exclure directement en l'écartant de la communauté via une peine de prison. En revanche, le but premier de toute cette démarche de sanction par l'Etat est de "gagner ton frère". On envoie quelqu'un en prison pour maintenir la confiance et l'unité au sein de la société, et pour rendre droit ce qui est tordu et permettre le plus rapidement possible la réintégration du condamné, redevenu libre, dans la société.


       2. Pour le prisonnier


Le prisonnier a le droit de n'être exclu que si c'est nécessaire
La peine d'emprisonnement est une peine dure. Elle écarte de la société, certes momentanément et en vue de la réintégration, un individu. A ce titre, il est inquiétant qu'un quart des détenus en France soient en attente de procès ou d'appel. On inflige préventivement une peine à certaines personnes qui, peut-être, ne la méritent pas, et ainsi on les écarte de la société. Cette exclusion est à proscrire dès que possible :
"Il faut exclure le recours à une détention uniquement motivée par la tentative d'obtenir des informations significatives pour le procès. En outre, il faut garantir la rapidité des procès : leur longueur excessive devient intolérable pour les citoyens et finit par se traduire en une véritable injustice" (#404 du compendium)

Le passage de l'évangile de Saint Matthieu ci-dessus sur la correction fraternelle nous invite également à éviter autant que possible d'en arriver à l'extrémité qu'est l'exclusion. D'abord une correction fraternelle, puis en petit comité, puis publiquement, avant l'exclusion. C'est peut-être en un certain sens l'application du principe de subsidiarité à la justice : le problème doit être traité au niveau le plus bas possible. La judiciarisation galopante de notre société est inquiétante à ce titre : la correction fraternelle, ou en petit comité ne joue plus son rôle. D'où un engorgement des tribunaux qui ne jouent plus leur rôle dans des délais corrects. C'est le sens du message de Benoît XVI pour le Carême 2012 que je vous invite tous à lire si vous ne l'avez pas encore fait depuis le début du Carême, et qui nous demande de nous rapprocher de nos frères notamment par l'exercice de la correction fraternelle qui nous élève les uns les autres : "Faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler dans la charité et les œuvres bonnes" (He 10, 24)


le prisonnier garde sa dignité d'homme même pendant l'incarcération
L'absolu de la dignité de l'homme ne peut pas être mis de côté dans l'exécution d'une peine de prison, quelle que soit la gravité des faits commis. L'homme, même coupable de crimes graves, garde un droit à l'exercice de sa religion, à la possibilité de s'instruire, d'aimer et d'être aimé en retour, etc... Il doit être détenu dans des conditions humaines. A ce titre, la surpopulation carcérale est un vrai problème. En France, 57213 places en prison sont recensées, pour 65699 détenus. Il est anormal que la communication sur l'accroissement du nombre de place en prison ne soit accompagnée que d'un langage sur les peines non-exécutées et pas d'un engagement de résorber les 15% de surpopulation, chiffre qui trahit des situations engageant parfois la dignité humaine. Sur les 24000 places créées, 7000 pourraient être utilisées pour supprimer ce problème.

"La vérité que le juge est appelé à établir n'a rien à voir avec de simples événements et des règles froides, mais avec l'individu concret qui est peut être marqué par des faiblesses mais est doté d'une inaliénable dignité parce qu'il est créé à l'image de Dieu. La nature des sanctions pénales et leurs modalités d'application doivent être de nature à garantir la sécurité de la société, invoquée à bon droit, mais sans s'attaquer à la dignité de l'homme, aimé de Dieu et appelé à se racheter s'il est coupable. La sentence ne doit pas briser cette espérance de rédemption." (discours de Jean-Paul II le 31 mars 2000 au congrès de l'association italienne des magistrats)

Le prisonnier a le droit de recevoir une aide à la réintégration
Le but ultime de l'exclusion est bien la réintégration. A ce titre, la société comme le prisonnier ont un rôle à jouer pour prendre les moyens adéquats pour une réintégration.  Le premier pas a été évoqué plus haut. C'est l'exclusion elle-même qui devient outil de correction : "La peine devient un instrument pour la correction du coupable, une correction qui revêt aussi une valeur morale d'expiation quand le coupable accepte volontairement sa peine. L'objectif à poursuivre est double : d'un côté, favoriser la réinsertion des personnes condamnées ; d'un autre côté, promouvoir une justice réconciliatrice capable de restaurer les relations de coexistence harmonieuse brisées par l'acte criminel". (#403 du compendium)

D'autres outils peuvent et doivent être mis en oeuvre : accompagnement tout au long de la peine pour réussir les démarches à accomplir lors de la sortie de la prison (pour trouver un logement, un emploi, des activités sociales...). L'un des domaines d'application du principe du "bien commun" est "l'option préférentielle pour les pauvres". L'accompagnement des prisonniers à la réintégration est un espace d'application de cette option préférentielle pour les pauvres pour tous ceux qui peuvent s'y engager : personnel pénitentiaire, juges d'application des peines, visiteurs de prison, chacun en ce qui les concerne. Les détenus sont rarement des personnes éduquées et intégrées pour lesquelles la recherche d'emploi et l'intégration dans la société sont "simples". Ils ont besoin de l'aide des hommes "intégrés", et ont droit à cette aide que nous leur devons (cf #289 du compendium). Cette aide est une aide dont chaque détenu, individuellement, a besoin, et ne doit pas consister uniquement en l'émergence d'organisations globales. L'accompagnement individuel par des agents des services publics, des visiteurs de prison, des associatifs, est utile et nécessaire.

Jésus lui-même, dans son pays, se fait "connaître" comme celui qui délivre les captifs à ceux qui ne le connaissaient pas encore :
"Il vint à Nazareth où il avait été élevé, entra, selon la coutume le jour du sabbat, dans la synagogue, et se leva pour faire la lecture. [...] L'esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a consacré par l'onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur" (Luc 4, 16-19)
A l'image du Christ, tout chrétien doit être un acteur de libération, au sens figuré vis-à-vis de tous nos frères, mais aussi au sens propre à l'égard des détenus de nos prisons.

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Pour conclure, je dois avouer être sceptique quand j'entends parler de ces 24000 places de prison supplémentaires. Demain ce seront en permanence 90 000 personnes qui seront détenues en France. Soit une personne sur 750 en France. Ce chiffre me paraît très fort. Il est le témoin d'un échec de la société (pas seulement en France) : échec de la société à attribuer des peines justes et nécessaires, ou bien échec de la société à réussir à intégrer tout le monde en frères et soeurs du Christ. L'unité et le Salut pour chacun ("ceux que tu m'as donnés, je n'en ai pas perdu un seul" - Jean 18, 9) est en jeu, et je doute que ces 24000 places supplémentaires soient un pas dans la bonne direction. Pour 3,5 milliards d'euros, j'aurais préféré une action pour redonner de la dignité aux prisonniers en réduisant la surpopulation, ou pour favoriser leur réintégration en finançant des projets de réinsertion.
Espérons que le discours politique sur ces créations de places peut encore évoluer et profiter de ces créations pour résoudre le problème de surpopulation. Dans l'attente, nous pouvons appliquer les paroles de Jésus "J'étais prisonnier et vous êtes venus me visiter" (Mt 25,40) et, chacun à notre niveau, chercher à favoriser la réintégration des prisonniers en devenant visiteur de prison, en accueillant avec tout l'amour mais aussi toute l'attention nécessaire, un ex-détenu dans notre entourage professionnel ou personnel, ou en priant pour eux.




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¹ C'est important, et il faut souvent s'en re-convaincre régulièrement en écoutant les informations : ce n'est pas pas pour "faire du mal à celui qui a fait du mal" qu'on inflige une peine de prison. Les victimes ont souvent des mouvements de cet ordre-là : "il n'a pas eu assez", "ce n'est pas à la hauteur de ce qu'il nous a fait subir", "il faut qu'il soit puni pour ce qu'il a fait". Ces phrases sont souvent largement reprises par les médias et font maintenant malheureusement partie de notre mode d'analyse de ces événements judiciaires. C'est oublier la charité du Christ et le pardon qu'il nous donne à chacun et qu'il nous demande d'avoir les uns pour les autres.